Devant moi, la ruelle ouvrait sur une large avenue bordée de vieux arbres immenses et dénudés de leurs feuilles. Aussi loin que portait mon regard, à droite et à gauche, les arbres s'alignaient. Barrière d'écorces, de branches décharnées et folles, raidies par un souffle éteint. Ligne sans fin, mes yeux ont cherché plus loin encore, l'autre côté du bitume sombre. Là aussi, une rangée d'arbres transis.
Je ne pensais pas, ne sachant d'ou je venais, mon pas ayant pris naissance quelques mètres avant d'apercevoir la jonction des rues. Je sentais le sol dur sous mes pieds nus.
- J'avais donc les pieds nus.
Il me parut que je connaissais les chaussures. Sans trop savoir pourquoi, j'acceptai que mes orteils fussent à l'air, un pantalon large couvrant mes jambes. Je me regardai le corps et découvris que je portais , sur mon ventre, une ceinture de tissu nouée souplement. Les pans d'une chemise en débordaient quelque peu. je n'étais pas nue. Une légèreté m'envahit. Je relevai le regard droit devant.
Rien n'avait bougé. Aucune maison n'étais venue se poser en un vol silencieux. Personne n'avançait à pas rapides, marche élégante ou allure nonchalante.
J'aurais tout attrapé pour remplir ma tête prise de stupeur.
A l'arrêt, ébahie par cette avenue bordée d'arbres, subitement, il me sembla que le monde s'éteignait.
La solitude m'entoura le coeur d'une lumière tremblante. Je sursautai et tentation ultime pour voir, je découvris la rainure noire du caniveau. Elle semblait frémir, palpiter, onduler. Je fis un pas, puis deux, mes yeux sondant cette ligne mouvante. La frayeur ne l'emporta pas, elle était bloquée par le spectacle hallucinant qui s'offrait. Des mil milliers de serpents fins comme des joncs s'enlaçaient, en une ligne continue couleur bronze, à mon regard envouté.
Au bord du gouffre de la peur, je crus que la mort avait tout saisi et qu'elle allait, mon tour venu, me prendre par mes petits pieds à la nudité tentatrice. Ma hanche sut se reculer d'un mouvement rude. La foudre de la terreur qui s'incarnait enflamma mon cerveau d'un savoir ancestral.
- Je dois faire quelque chose, je ne peux pas laisser ça, là.
Un sac, deux sacs à poubelle. A peine pensé, ils étaient dans mes mains moites. Je repris force. Quittant des yeux le bord de l'avenue et de ce que je n'osais croire, je glissai un sac dans l autre. Cela me parut plus solide pour y enfermer ces choses.
Je murmurais: - Là, là , comme ça, ça va aller.
Le sac doublé de son double me sembla aussi grand que moi ou étais-je rapetissée par la terreur que je muselais pourtant si fort?
Qu'importe, relever les yeux et le faire. Très vite. Regarder encore une fois avant le pas qui me rapprocherait de la défaillance.
ET je l'ai vu, debout, seul au milieu de l'avenue. Homme massif et sombre, indifférent à ma présence, dégageant une puissance de forcené. Comme dans d'autres cauchemars, non plus couché sur moi, sans me voir, à l'affut d'autres ombres à contour d'homme. Sous son poids, me laissant que le possible de survivre dans un souffle infime en attendant qu'il s'en aille. Départs qui arrivaient pour clore la terreur secrète, redonner la pensée et la force de remplir mes poumons et refouler de bruyants sanglots que je ne laissais jamais s'échapper. A peine un gémissement avant de m'enfoncer dans un sommeil salvateur.
J étais sur le trottoir à l'angle de la petite rue.
- Que faisait-il à ne pas sembler me voir?
Malgré l'intensité de mes craintes à sa découverte, il me sembla qu'il était esseulé. loin de tout.
Je décidai de ne pas faire cas de sa présence et de commencer mon travail d'éboueuse de canniveaux de la ville sans passants, sans chiens, sans vieux, sans enfants, ou même les maisons n'embellissaient pas les avenues.
Je m'approchai le bras tendu, la gorge nouée, les paupières en fentes serrées à ne rien voir pour m'emparer du premier serpent que ma main attraperait.
Et rien, elle ne trouvait rien sinon la chaleur du sol de cette nuit estivale. Encore un tâtonnement, un autre. Tout avait disparu.
Je relevai les yeux à la recherche de l'homme ombre et je le vis s'éloignant , un gros sac noir sur le dos. C 'était lui. Il avait tout ramassé. La rivière de serpents s'était engouffrée à l'intérieur de son sac .
Je sus que je commençais à l'aimer.
Me relevant de ma position de chasseuse de reptiles , sensible et fatiguée, quand je perçus un glissement, un frôlement infime. Quelque chose ou quelqu'un était derrière moi et ce son que je ne reconnaissais pas m'avait mise en état d'alerte. Je me retournai sachant que je ne pourrais m'enfuir sans savoir qui ou quoi élevait ma terreur de ce bruit si particulier.
Et j ai vu. Vu au-dessus de ma tête, ses yeux qui me regardaient. Sa tête majestueuse, belle et déployée, ses écailles émeraudes.
- Un Naja, balbutiais-je. Sa tête penchée vers moi et la mienne levée vers lui.
Sept mètres, il fait sept mètres. Son corps fluide se devinait dans l'obscurité. Mes sens mesuraient. La peur en moi comptait trois mètres cinquante au sol et trois mètres cinquante en l air.
Le Naja sourit, il me sourit . Je jure, je jurerai toute ma vie. Il a souri et ses yeux me dirent:
- Tu m'as vu et pourtant tu n'aurais pas du me voir. C est bien. Va et ne te retourne pas.
Et il disparut.
Quelques secondes, au bout de la petite rue qui se terminait par une entrée en forme d'arc, je vis un jardin d'arbres rayonnants de couleurs intenses. Des verts lumineux au rouges flamboyants, entachés de traits du soleil. Et je vis aussi qu'il n y avait pas de murs.
Avant de me retourner, je tapissai mon coeur de ce décor absurdement merveilleux.